CHAPITRE 4 Artefactions.

 

Tout à coup, rien n’avait plus eu d’importance que cette discussion qu’elle refluait depuis des mois, et Érythrée s’était retrouvée confronter à un sentiment d’urgence frisant la panique. D’abord, cela avait été de la fébrilité, presque une excitation, comme une envie suintant des papilles. Elle imaginait l’explication, identique à d’autres explications : le timbre posé, les voix calmes, au début, pendant qu’elle présentait ses convictions dans une relation à peine teintée d’émotions et que Tachine l’interrompait de questions concises, précises, neutres. Puis les questions s’alourdissaient d’irrationalité maternelle et les réponses se faisaient répliques, chargées d’affect. Alors les phrases taillées au couteau se mettaient à crépiter, péremptoires, violentes, jusqu’à n’avoir plus, chacune, que l’ambition d’emporter le duel en clouant définitivement l’adversaire. Érythrée surtout. Érythrée dont les yeux s’injectaient de larmes et finissaient par ne plus savoir les contenir, tandis qu’elle s’étonnait de pleurer. Ensuite venait la réconciliation, de mère à fille, de tendresse brute, et l’aveu transigeant des mots qui dépassent la pensée, des limites qu’on ne devrait jamais atteindre et qu’on ne peut transgresser qu’ensemble. Après, les tripes enfin vidées du fiel et du miel, elles commençaient à parler.

À peine eut-elle évoqué le rituel de leurs explications, Érythrée se souvint de ce qu’elles avaient à débattre, du moins envisagea-t-elle de glisser Contre-ut dans le scénario habituel de leurs discussions, et le nœud se resserra sur sa gorge. Cela ne fonctionnait pas. Elle ne crierait pas, elle ne pleurerait pas, et Tachine ne lui donnerait pas de prise émotionnelle. Aucune d’elles n’avait le droit d’être personnellement impliquée, alors qu’elles l’étaient, toutes deux, plus qu’aucun autre artefacteur. L’une donnait à Contre-ut les moyens de décloisonner la communauté. L’autre donnait à la communauté le moyen de défaire Contre-ut. Elles ne s’affrontaient pas, elles se tiraient dans le dos.

« Maman, pourquoi nous ? » se lamenta Érythrée, et elle se trouva ridicule d’immaturité.

L’important n’était pas de risquer son confort filial, celui-ci était déjà engagé, déjà altéré. L’important était de ne pas perdre Contre-ut, de ne pas laisser Ereiev, impuissant, s’enferrer dans les rets de Tachine. Pour la première fois, Érythrée comprit la terreur que sa mère inspirait à Ereiev, et elle en perçut l’ombre dans ses propres pensées. Depuis trois jours, elle réfléchissait à la meilleure façon de déstabiliser Contre-ut et elle avait découvert beaucoup de failles, mais toutes pouvaient être comblées. Elle avait consacré quelques heures à resserrer les liens entre les membres du groupe et à s’assurer que personne ne prendrait de décision ou n’aurait d’initiative individuelle sans que le groupe en ait discuté.

« Nous pouvons nous permettre des couacs, pas nous les reprocher », avait-elle pontifié.

La sentence était aussi démagogique que celles dont ils inondaient le Réseau, pourtant ils y avaient réagi comme si elle exprimait une vérité fondamentale. À bout portant, ils étaient incapables de prendre suffisamment de recul pour se méfier d’eux-mêmes. Maintenant, Érythrée doutait que Tachine pût manquer une cible aussi évidente, à condition bien entendu qu’elle disposât d’une arme et qu’elle s’en servît. L’arme n’existait peut-être pas – en tout cas, elle était impalpable –, mais il était possible de se battre pour qu’elle ne servît pas. Et cette bataille ne pouvait être qu’orale.

Le jour déclinait. Érythrée était au cœur du nouveau quartier, près de l’appartement qu’elle s’était choisi sans être sûre d’en avoir jamais l’usage, dans un gymnase que Lapis Lazuli achevait de sculpter et qu’il avait aménagé, pour elle, de quelques agrès provisoires et d’une fine cascade d’eau le long d’une draperie violacée. Elle avait laissé l’angoisse croître doucement dans son ventre et, quand elle n’avait plus eu qu’elle pour repère, elle s’était mise à courir.

Elle avait traversé les muqueuses de l’AnimalVille tête baissée, les griffant superficiellement pour bien marquer sa détermination. Puis elle avait martelé les rues d’une allure de sprinter, abandonnant à l’embiote le soin de gérer l’anoxie dont elle asphyxiait ses muscles, se contraignant à grignoter, mètre à mètre, les secondes superflues.

Quand elle atteignit l’édifice, après vingt minutes de course, il ne lui restait plus que le souffle pour grimper les deux étages. Elle le fit lentement, marche par marche, concédant deux minutes à l’embiote afin qu’il nettoyât son organisme des toxines les plus stressantes. Les lamelles d’os crissèrent sous son poids.

L’appartement était vide. Elle en fit le tour deux fois, s’attardant dans les recoins que la Ville marquait de son odeur avant de se décider à poser la question inutile :

— Tachine n’est pas là ?

Lapis Lazuli répondit du tac au tac :

Non, mais elle t’a laissé un mot. Je le récite ?

Au-dessus de l’AnimalVille, les étoiles se levaient. La jeune fille s’accouda à une fenêtre du salon et hocha la tête.

— Récite.

Ma chérie, j’ai finalement pris la décision de t’accompagner. Je vais donc consacrer ma nuit à faire mes adieux. Ne m’attends pas.

 

Deux nuits d’affilée, Érythrée n’était pas rentrée. C’était suffisamment inhabituel pour que Tachine eût la certitude que sa fille savait. De toute façon, elle avait soigneusement veillé à ce que le Judas de Contre-ut fût informé. Cela lui avait au moins permis de vérifier l’intuition que ce Kemsk n’était pas le traître que Doniets croyait.

La troisième nuit, la dernière avant la transduction, Tachine avait à son tour choisi de découcher. C’était pour elle la seule façon d’échapper à la discussion qu’Érythrée ne pouvait plus repousser, une manière de se prémunir contre les remords, la compréhension ou la compassion que le dialogue risquait d’entraîner. Elle ne voulait pas avoir à revenir en arrière. Or, Lapis Lazuli avait été catégorique : une fois qu’il les aurait transduites près de la supernova, elles n’auraient aucune possibilité de communiquer avec lui ou d’exiger la transduction retour avant la mort des étoiles.

Le Ban sera tellement perturbé que vous pourriez ne jamais rentrer. En tout cas, il est probable que votre retour prenne des semaines, le temps que de nouveaux nœuds se constituent et que nous puissions nous y accorder.

— Combien de semaines ?

Cinq, dix, cent, je ne sais pas. Jamais le Ban n’a été aussi complexe. La probabilité que certains nœuds se retournent sur eux-mêmes est élevée à chaque maille. Beaucoup d’entre nous estiment que toute la structure va se resserrer et que de nombreuses mailles vont se fondre entre elles, simplifiant la topologie générale du Ban. Si cela s’avérait, il ne nous faudrait que quelques jours pour l’appréhender. Personnellement, je considère cette estimation comme relevant du mysticisme le plus obscur et je ne vois aucune raison de se réjouir de… les astrophysiciens Mécanistes utilisent le terme de « rétraction ». En gros, cela signifie que le Ban se refermerait sur lui-même, comme s’il s’enroulait dans sa coquille pour occuper le moins d’espace-temps possible. Les Mécanistes ont calculé que la phase de rétraction durerait autant que la phase d’expansion, toutefois leurs théories s’appuient sur une mauvaise interprétation des forces gravitationnelles. L’erreur est d’un facteur mille, et ce n’est pas la seule.

— Euh… tu parles de l’effondrement de l’univers, c’est ça ?

Tu es inquiète, Tadj ? Rassure-toi : l’univers tel que vous le définissez n’existe pas et notre conception du Ban est parfaitement mesquine.

Cela ne répondait pas à la question, mais les AnimauxVilles ne répondaient jamais aux questions, surtout lorsqu’il s’agissait du Ban. Tachine s’était contentée de l’imprécision relative au retour des Retrouvailles. « Plusieurs semaines » lui semblait une fourchette satisfaisante. Elle avait confié un message à Lapis Lazuli pour Érythrée, puis l’AnimalVille l’avait transduite vers Brumée.

 

Vingt fois, Érythrée tenta de joindre Tachine par son com, mais soit Tachine avait mis le bip en sommeil et ne contrôlait pas le témoin lumineux, soit elle refusait tout appel pour échapper aux adieux qu’elle n’avait pas elle-même choisis. La cinquième fois, Érythrée avait laissé l’indicatif de son com pour que sa mère sût qu’elle l’avait appelée ; la vingtième, elle se décida à laisser un message :

« J’ai besoin de te voir. Rappelle-moi. »

Après une heure sans réponse, à bout d’impatience, elle demanda l’assistance de Lapis Lazuli.

— Dis-lui que je veux lui parler. Dis-lui que cela ne peut pas attendre demain et que…

Elle est dans une autre Ville.

Érythrée s’en doutait depuis un moment.

— Tu sais laquelle, non ? Fais transmettre le message.

Je peux tenter la démarche, mais elle est inhabituelle et j’essuierai une fin de non-recevoir.

— Essaie.

Érythrée perçut l’hésitation de l’AnimalVille, mais elle se fourvoya sur la nature de cette hésitation. Il la détrompa immédiatement :

C’est inutile… Tachine a lu ton message.

— Maintenant ?

Quelques secondes après que tu l’as envoyé.

— Alors pourquoi n’a-t-elle pas appelé ?

Il n’y eut pas de réponse, il n’y en avait pas besoin. Érythrée avait fini par comprendre : Tachine ne voulait pas lui parler, pas maintenant.

 

Pendant douze ans, Jdan avait habité Tourmaline, le plus jeune AnimalVille de la communauté artefactrice. En début de semaine, il avait déménagé sans prévenir personne. Tachine avait mis quatre jours à trouver sa nouvelle adresse : sur l’agora de Brumée, dans un appartement surplombant le musée des horreurs dont il craignait d’accroître la collection. Elle se doutait déjà que son ectomorphose s’était achevée, elle considéra que le choix du musée confirmait la naissance d’un sympathe.

En se transduisant vers Brumée, Tachine s’était attendue à se retrouver dans un couloir de tissus conjonctifs devant la porte chitineuse d’un appartement lugubre, envahi de peaux mortes. Elle émergea dans une rue recouverte de poussière d’os, face au musée de cristal, devant un portail de brume qui préservait ses yeux de ce qu’il recelait.

— Merde ! jura-t-elle. Je me serais volontiers passée de ça, Brumée.

Désolé, Tadj. Il passe toutes ses journées et la moitié de ses nuits ici. Et comme j’ai déjà eu du mal à le convaincre de te recevoir, je ne lui ai pas suggéré de le faire chez lui. Il dit que, de toute façon, personne ne connaît le musée mieux que toi.

— Il y a des années que je ne suis pas venue.

Neuf ans, quand j’ai admis le père de la petite.

— Géniteur.

Géniteur, si tu veux. Tu le lui as dit ?

— Lui dire quoi, Brumée ? Que j’ai toujours su le nom de l’amant qui a participé à sa conception et qu’elle peut aller le visiter dans sa gangue de carbonite ? Qu’il n’a jamais voulu s’intéresser à elle parce qu’il refusait l’idée même de son existence ? Qu’il refusait d’ailleurs tout ce qui ne menait pas à sa propre fin ? Crois-moi, la perspective d’avoir été conçue lors d’une copulation collective… à votre image, en quelque sorte… cette idée-là l’amuse bien davantage.

Je comprends. Je pensais seulement que tu allais craquer.

La franchise de l’AnimalVille n’avait aucune candeur. Il en usait pour provoquer un sentiment de défi, préparant Tachine du mieux qu’il pouvait à affronter la résurgence d’émotions lointaines et douloureuses, elle qui avait été si longtemps insensible aux affres du Musée (à l’époque où elle prétendait en devenir la conservatrice), avant de le voir engloutir, coup sur coup, son frère et le géniteur d’Érythrée. Rien d’humain ne pouvait conserver la mémoire de Brumée, elle l’avait appris en vomissant jusqu’à ses entrailles.

— J’entre, laissa-t-elle tomber.

Le voile de brume se déchira par le milieu avant de se volatiliser d’un coup, révélant la première statue, celle de la première artefactrice à s’être abandonnée à l’embiote. La statue avait cinq siècles, Tachine la connaissait depuis trente ans, si intimement qu’elle eût pu en réciter les formes de mémoire, ligne à ligne, tant elle s’était imprégnée d’elle dans l’espoir de comprendre.

Pourquoi ?

Pourquoi une jeune femme avait-elle composé sa destruction comme on compose un tableau ? Comment avait-elle pu briser les interdits, les peurs, pour s’offrir en exemple à l’histoire de la communauté et créer le précédent ?

Elle s’était appelée Marienka, elle n’était plus qu’un arbre figé élançant ses membres surnuméraires et sa chevelure vers le plafond de cristal, un arbre de six mètres de haut dans lequel on devinait encore des yeux, un nez, une bouche, autant de loupes et de nœuds d’un bois dont on disait qu’il n’avait cessé de suinter des larmes de résine. Et il était vrai que, par endroits, sur l’écorce, la carbonite avait emprisonné quelques gouttelettes de pleurs inhumains. La fin de Marienka était presque belle, mais sa beauté n’excusait aucune des morts hideuses que son suicide avait autorisées.

Derrière Marienka, se dressaient ses émules. Onze gosses qui ne totalisaient pas trois siècles à eux tous. Onze damnés qui avaient cru l’horreur créative. Tachine s’avança entre eux sans leur accorder un regard. Elle n’avait pas besoin de les revoir, elle se souvenait précisément de leurs agonies. Il y avait celui dont le crâne fondait sur les épaules. Il y avait celui qui se fouillait les tripes de ses deux mains. Il y avait celui truffé d’épines qui étaient autant d’os. Il y avait celle qui était un fœtus et qui rampait dans sa sanie, celle qui hurlait en se dévisageant de ses deux têtes, celle qui n’avait plus d’articulations, celle qui n’était plus qu’articulations… Onze artistes témoins de leur absence de talent, onze folies devenues démences par bravade et par ignorance, onze morts librement consenties mais jamais acceptées, les dernières, en quelque sorte, qui avaient été des choix, puisque les suivantes, dans toutes les allées, n’étaient que des naufrages.

Deux mille six cent vingt-trois naufrages en cinq siècles, dont la moitié s’étaient produits dans les trente dernières années, le tiers depuis que Tachine n’était pas retournée dans le musée. Et Jdan pensait qu’elle en était une spécialiste ! Elle n’eût même pas été capable de le rejoindre si Brumée ne l’avait pas guidée vers lui.

Elle le trouva au bout d’une allée qui s’achevait en impasse sur la plus effrayante statue qu’elle avait jamais vue. De loin, c’était une masse de plus de huit mètres de largeur, un amas grouillant de têtes, de torses et de membres évoquant une orgie pornographique. De près, cela ressemblait à un charnier, une fosse invisible dans laquelle on aurait précipité des gens vivants qui se seraient entre-dévorés pour survivre, inutilement, quelques jours de plus que raisonnable. Les corps se mutilaient les uns les autres : les bouches arrachaient à pleines dents, les dents rongeaient au-delà de l’os, les membres transperçaient les organes, les organes s’étreignaient, s’emmêlaient, se confondaient.

Tachine s’arrêta à dix mètres du tableau, incapable de faire un pas de plus. Elle avait déjà vu de rares statues de couples ayant sombré du même désespoir. Mais là, au moins six artefacteurs s’étaient abandonnés à leurs embiotes dans une seule intolérable composition.

C’est ma dernière entrée, se manifesta Brumée. Seul Jdan l’a vue depuis que Girasol me les a transduit.

« Bon sang ! » répliqua Tachine (mentalement, pour ne pas alerter Jdan qui n’avait toujours pas perçu sa présence). « Comment un truc comme ça a-t-il pu se produire ? »

Ils se sont regroupés avant d’être totalement possédés. C’est un réflexe de peur, je crois.

« De peur ? Merde, Brumée ! Ils sont en train de se bouffer ! »

Ils étaient, Tadj. Ils étaient. Apparemment, l’un d’entre eux s’est mis à sécréter une substance hallucinogène qui leur tenait lieu d’antalgique. Les autres l’ont imité. Ils ont commencé par se lécher, se mordiller et se ronger les ongles, puis les embiotes ont pris le dessus. Girasol est intervenu dès qu’il l’a pu.

Tachine ferma les yeux et serra les dents. Elle savait bien ce que signifiait : « dès qu’il l’a pu ». Deux mille six cent vingt-trois artefacteurs étaient passés par là, attendant qu’un AnimalVille pût, et elle avait attendu avec l’un d’eux. Il fallait que l’embiote ait acquis la maîtrise totale de son symbiote humain, ne lui laissant plus qu’un cauchemar pour identité, avant qu’un AnimalVille le transduise vers Brumée et que celui-ci le sacralise à jamais sous un film de carbonite. Cela pouvait durer des mois. Elle, elle avait regardé son frère crever pendant neuf semaines sans trouver la force de l’achever. Elle n’avait pas pu le faire de ses mains, c’eût été courir le risque que son propre embiote se syntonise avec celui de son frère, si encore ce dernier n’avait pas été plus fort qu’elle. Elle n’avait pas davantage trouvé d’arme ou de piège qui lui eussent permis d’abréger cette agonie à distance. La communauté s’interdisait toute arme. Elle n’en avait conservé aucune d’avant la Dispersion, elle n’en concevait pas. Elle s’en remettait ironiquement aux embiotes pour préserver ses membres d’agressions qui ne pouvaient être qu’étrangères. Il y avait un prix à payer.

Quand elle rouvrit les yeux, Jdan s’était retourné et la regardait comme s’il la voyait pour la première fois, parce que c’était la première fois qu’il la voyait aussi désemparée qu’il se savait l’être.

— Ça ne va pas ? s’inquiéta-t-il en s’approchant d’elle.

Tachine dut produire un effort pour retenir son sourire et conserver le masque blême que ses pensées avaient abattu sur ses traits. Jdan avait une faiblesse pire que son tempérament dépressif : il était incapable de résister à la détresse d’autrui. User de sa compassion pour le tirer de sa morbidité paraissait une bonne stratégie.

— J’ai eu de meilleurs moments, lui répondit-elle sur le ton de l’aveu.

Quand il l’atteignit, elle éprouva un léger vertige de honte. Avant qu’il s’approche, elle avait aperçu sa maigreur, ses yeux sans lumière, son teint hépatique, puis elle avait décelé la touffe de poils gris nichée dans ses cheveux de cendre, au creux de son cou, juste sous son oreille droite, et elle avait focalisé son attention sur le sympathe. Maintenant qu’elle l’avait à portée de souffle, elle sentait l’acétone dans son haleine, elle lisait l’urée dans le sang qui injectait le blanc des yeux, elle voyait la sueur de plusieurs jours s’efforcer de combler des rides de vieillard. En fait, il était si bas que l’embiote, épuisé par la récente ectomorphose, ne parvenait plus à entretenir son organisme.

— Je constate que tu pètes toi aussi la pleine forme, ironisa-t-elle d’une voix lasse.

Il se contenta de hausser les épaules, l’attrapa par un bras pour la forcer à se retourner et à s’éloigner de la dernière acquisition de Brumée.

— Ce truc n’est pas ce qu’il y a de mieux pour se remonter le moral, argua-t-il.

Profitant qu’il ne la regardait pas, Tachine libéra enfin son sourire. Oui, il était au fond du gouffre, et oui, elle pouvait l’aider à remonter. Il lui suffisait d’avoir mal, un peu, à des endroits qu’il se sentait capable d’atteindre.

« Brumée ! héla-t-elle la Ville. Pourquoi l’as-tu laissé dans cet état ? »

Quel état ? L’embiote le maintient en vie et le sympathe commence à jouer son rôle. Que tu sois venue ou non, il aurait vite repris une existence normale.

« Dans le musée et avec cinq ans d’avenir ? »

Pour ça, je savais que tu viendrais.

Brumée était sur un mode de conversation que Tachine connaissait sur le bout des doigts et qui n’aboutissait jamais à rien avec aucun AnimalVille. Elle évita de le relancer. De toute façon, d’allée en allée, Jdan l’avait menée jusqu’à un endroit qu’il jugeait propice à une discussion et il s’était arrêté. Il s’était même assis, sur la margelle d’une fontaine qui, au début du siècle précédent, avait été une femme, une très vieille femme.

— Anaï, la nomma Tachine. Anaï Lenka, la doyenne de Brumée.

Anaï Lenka n’était pas seulement l’artefactrice qui était entrée au musée à l’âge le plus avancé, elle était aussi celle qui portait le moins de traces de ses souffrances. Son interminable vie, à laquelle elle avait mis un terme par l’absurde, lui avait probablement épargné le pire des douleurs. Deux cent douze années d’existence s’étalant sur quatre siècles, et l’agonie, au bout, n’avait pu être qu’un soulagement. Anaï en tout cas, se dressait au milieu du bassin d’os calcifié que Brumée avait modelé pour elle. Depuis ses jambes soudées l’une à l’autre pour ne former qu’un pied, une base parfaitement cylindrique, elle s’élançait vers les étoiles comme une stèle torsadée, la colonne démesurément allongée, vrillée depuis la dernière jusqu’à la première vertèbre. Au sommet de ce monolithe d’un noir de jais, le visage d’Anaï n’avait pas de traits, le menton, les joues, les pommettes prolongeant naturellement le cou. Elle n’avait plus ni lèvres, ni bouche, ni oreilles, juste un embryon de nez et deux yeux immenses qui contemplaient le monde en pleurant. Ses larmes étaient deux sources que Brumée avait rendues perpétuelles. Ses larmes étaient de paix. L’endroit était merveilleusement choisi.

Tachine s’installa en tailleur devant Jdan, puis, au moment où elle se demanda comment elle allait lancer la discussion, il le fit pour elle :

— C’est ta fille, le problème ?

Consciemment, Tachine se félicita de la perche : aucun sujet ne pouvait mieux la servir qu’Érythrée. Inconsciemment, elle se laissa emporter par ses préoccupations et répondit à la question : Non, ce n’était pas sa fille, pas directement, et ce n’était même pas Contre-ut, mais elle ne le découvrit qu’en s’expliquant, dès les premiers mots.

— C’est son investissement dans un truc comme Contre-ut, oui. Pas Contre-ut spécifiquement, tu comprends ? Mais ce que ça représente : le groupe, les objectifs, les outils, la méthode. En soi, rien n’est moins extraordinaire ; nous-mêmes et je ne sais combien d’autres avant nous avons constitué ce type de lobby politique. Sauf que Contre-ut est le premier groupe de pression spécifiquement dirigé contre les bases et les principes de la communauté. C’est d’ailleurs pour ça que nous avons réagi si violemment… et je pèse bien le mot « violemment ». D’instinct, nous avons tous levé nos boucliers, et l’analyse, superficielle ou poussée à l’extrême, confirme notre intuition : la collectivité est en péril parce que des gosses irresponsables s’efforcent de la dissoudre en nous subtilisant son attention par la démagogie. Jusque-là, tout est limpide. À défaut de savoir comment agir, nous savons ce que nous avons à faire et nous percevons bien, mais un peu tard, l’urgence de la réaction. Aliéva se plante, Doniets se plante, vous vous plantez tous et je me retrouve, en dernière ligne, dépositaire de votre impuissance… face à ma gamine… que je croyais bien connaître. Merde ! Je te jure que ça fait mal !

Après cette tirade plus longue qu’inattendue, Jdan se pencha un peu vers elle pour lui offrir son regard à incendier, si elle avait besoin d’incendier. Elle avait démarré au quart de tour et il se sentait coupable, tant et si bien que le sympathe, le nez sous son lobe, se mit à ronronner sa compassion de sympathe : une décharge courte mais pure de tendresse et de compréhension, le pardon de ceux qui ne saisissent des maux que leur odeur.

— Nous savions la claque que tu allais prendre, dit-il. C’est pour ça que nous avons attendu le dernier moment.

Tachine souffla par le nez.

— Je ne vous reproche rien.

Plusieurs fois – elle n’avait pas compté –, elle avait senti l’aiguillon électrique du com, qu’elle portait à la ceinture, chatouiller son ventre. Elle avait réglé l’appareil pour qu’il le fasse chaque fois qu’on tentait de la joindre. Il ne devait biper que lorsqu’on lui laissait un message. Elle se doutait qu’autant d’appels en si peu de temps ne pouvaient provenir que d’Érythrée, une Érythrée frustrée qui finirait par émettre un message. Le com, donc, finit par biper. Elle le porta à hauteur de ses yeux, lut ce qu’affichait l’écran et le raccrocha à sa ceinture.

« J’ai besoin de te voir, rappelle-moi. »

Tachine s’était attendue à tiquer à la lecture d’un message de ce genre, à ressentir l’envie irrésistible de céder et de mettre un terme à ce jeu idiot. Pourtant, elle n’éprouva qu’un tendre amusement, l’impression que quelque chose de raisonnable se produisait. Jdan ne sembla prêter aucune attention à l’interruption, en tout cas ne s’en formalisa-t-il pas.

— Je n’ai pas de reproche à vous faire, répéta-t-elle, et, à dire vrai, je ne suis pas mécontente que cela se soit déroulé ainsi… C’est ça mon problème. Aucun de vous ne connaît personne de Contre-ut, et surtout pas Doniets qui croit connaître Kemsk ! Moi, je connais ma fille. Je ne dis pas seulement que je la connaissais ou que je pensais la connaître avant d’apprendre qu’elle animait Contre-ut. Je dis que je la connais bien, mieux peut-être qu’elle ne se connaît, un peu comme si je l’avais faite, si tu vois ce que je veux dire…

Jdan eût volontiers consenti une esquisse de sourire, pour marquer le coup, mais il était trop ébahi et Tachine poursuivait :

— Parce que, dans ma frénésie maternelle, dont beaucoup ont dénoncé l’égoïsme, je l’ai faite. Doniets lui a même reproché de trop tenir de moi ! Trop, Jdan, ça veut dire beaucoup, plus quelque chose. En étant un peu tordu, on peut tourner ça en : je-Tachine suis quelque chose de moins qu’Érythrée. La différence qui nous intéresse, c’est que, moi, je n’ai aucune envie de foutre notre communauté en l’air.

— Ça fait une sacrée différence, non ?

Ce n’était pas tout à fait le bon ton (Jdan manquait encore de conviction), néanmoins Tachine souligna la remarque d’un rictus railleur.

— Je n’en doute pas, mais si c’est la seule, c’est que l’une de nous deux a raté une marche ou qu’un truc déconne sérieusement au royaume des Anarques. Et le meilleur, c’est que les deux propositions ne sont pas exclusives. En me démenant pour comprendre pourquoi ma propre fille jouait les terroristes, j’ai découvert que ce n’était pas moi qui avais raté son éducation, mais elle qui ne faisait pas la mienne. Je me suis tellement investie dans ce que je voulais lui offrir, que j’ai oublié de lui permettre de m’empêcher de vieillir… vieillir dans le sens de vieux con, tu auras corrigé.

Jdan avait corrigé.

— Nous sommes tous des vieux cons, fit-il, mais cela ne me dit pas où tu veux en venir.

Tachine jeta un regard à Anaï Lenka, s’attardant sur les scintillements de l’eau bruissant le long de son corps, et le ramena sur Jdan.

— Je vais démolir Contre-ut… ou je l’ai déjà fait, mais cela ne se verra pas avant quelques semaines… et je vais m’efforcer de convaincre Érythrée qu’elle utilise des armes mortellement dangereuses. Le hic, c’est qu’elle n’attend que ça et qu’elle en conviendra sans sourciller, de la même manière que je devrai admettre qu’elle ne se trompe pas de cible.

Jdan eut une moue d’incompréhension.

— Avec ou sans Érythrée, il y aura d’autres Contre-ut, l’éclaira-t-elle. Avec ou sans Contre-ut, Érythrée poursuivra son objectif.

— D’accord. Ça, je comprends. C’est ta fille et tu crains d’être… que vous soyez dans une impasse.

Pour la seconde fois de la soirée, le com bipa. Tachine lut le message d’un œil distrait et ne rangea pas l’appareil.

— Notre communauté s’effondre sous son propre poids, énonça-t-elle d’une voix songeuse en réponse à la compréhension de Jdan. Parce que l’artefaction et l’autarcie sont incompatibles, parce que l’anarchie et l’individualisme sont incompatibles, parce que la symbiose et l’anthropie sont incompatibles… et parce que plus la collectivité croît, plus ses contradictions, que nous avons toujours vécues, deviennent invivables. Érythrée a fait un choix : l’explosion plutôt que l’implosion. Je prends tout juste conscience qu’il y a longtemps que j’ai… que nous avons fait le choix inverse, et sans le reconnaître pour ce qu’il est. En clair, nous sommes… je suis engagée dans un processus d’autodestruction et, contrairement à Ryth, je ne peux pas l’assumer et encore moins le favoriser. C’est le vieux, vieux, dilemme du sacrifice nécessaire : aider à mourir ou euthanasier, brûler ce qu’on a adoré pour adorer ce qu’on a brûlé. L’alternative est inacceptable, le procédé est syllogistique. Voilà où j’en suis, Jdan. Je rejette en bloc notre inertie et je ne laisserai pas Contre-ut foutre le feu, mais je n’ai pas la moindre idée, pas le plus petit projet, pas l’ombre d’une proposition. Quant à mes relations avec ma fille, je n’ai jamais été vraiment inquiète.

Elle se releva et plaça le com sous le nez de Jdan. Il affichait :

« Au fond, tu as raison. Nous avons joué chacune de notre côté. Il faut laisser la partie se terminer sans nous. Nous aurons alors le temps de parler d’autre chose. Je t’aime. »

 

Érythrée s’était étendue dans la fourrure du salon, avait fermé les yeux et s’était laissé porter par son constat : Tachine refusait la discussion.

Elle n’avait aucun doute sur la ponctualité du refus. Elle avait besoin de comprendre ce qu’il cachait. Au début, parce qu’elle l’interprétait comme une fuite, elle estima qu’il était un aveu, celui d’une faiblesse ou d’une impuissance. Un moment, elle berça sa rêverie de cette illusion, mais elle ne trouva aucune logique pour l’alimenter. Si Tachine n’avait pas été en mesure de malmener Contre-ut, elle eût au contraire recherché le dialogue dans l’espoir de découvrir ou de provoquer une faille. Or elle se verrouillait, de sa propre initiative. Elle avait donc la certitude d’en finir avec Contre-ut, à condition qu’Érythrée ne déjouât pas la manœuvre.

« Que sais-je faire mieux qu’Ereiev ? Non : mauvaise pioche ! Que sais-je d’elle qu’Ereiev ne peut pas deviner ? C’est ça ! Bien sûr que c’est ça ! La différence entre lui et moi, c’est que je connais Tachine ! Elle a préparé quelque chose que je saurai reconnaître… Non, non, non ! Que je reconnaîtrai rien qu’en discutant avec elle. »

Cela ne l’avançait pas. Il y avait trois jours qu’elle forait dans cette direction, se demandant comment cette mère qu’elle connaissait si bien pouvait agir, et il y avait trois jours qu’elle savait le problème inextricable.

La toison de Lapis Lazuli jusqu’aux oreilles, le corps immobile, maintenant détendu, Érythrée soupira et, d’une pirouette mentale, écarta l’incidente Contre-ut de sa réflexion. Parce que, virtuellement – elle le comprenait enfin –, Contre-ut n’existait plus, en tout cas tel qu’elle l’avait connu et animé, que sa disparition ne concernât qu’elle ou, par la grâce de Tachine, qu’elle devînt effective pour l’ensemble de la Communauté.

Cette discussion, qu’elles avaient toutes deux retardée, était forcément une confrontation, celle d’idées, de points de vue, d’analyses, de stratégies, dont aucune d’elles ne pouvait sortir intègre. Elles étaient trop proches, elles n’avaient pas besoin de se convaincre, seulement de se montrer combien elles percevaient différemment l’univers. Enfermées dans le même infini de poche, elles se heurteraient aux mêmes murs. Seules les perspectives changeraient. À peine. Alors elles prononceraient d’une seule voix des mots antinomiques qui exprimeraient les mêmes angoisses.

Tachine n’avait pas peur de concéder, elle ne voulait pas être la seule à franchir le pas et elle ne voulait pas qu’Érythrée refusât de sauter sous prétexte de préserver Ereiev et Contre-ut. Ce qu’Érythrée eût fait, en bonne samaritaine que Tachine lui avait appris à être.

« Boucle bouclée, songea-t-elle. Nous aurons chacune brûlé les arrières de l’autre et rien à épargner. Nous serons libres de nous affronter seules et ailleurs pour ce qui nous tient à cœur. »

En proie à une excitation soudaine, Érythrée redressa le buste d’un seul élan et saisit le com sur la table.

Tachine savait ! Tachine voyait la fin qu’elle avait pressentie et elle admettait qu’elle fût irrémédiable. Ce qui les opposait encore n’aurait plus aucun sens quand s’allumerait la supernova.

« Au fond, tu as raison…» commença-t-elle son dernier message.

 

Biologiquement, les sympathes n’étaient pas classables et personne ne doutait qu’ils fussent uniques en leur genre, mais cela n’expliquait rien de ce qu’ils étaient : le fruit animal de la relation unissant les artefacteurs à leurs embiotes. Ils ne portaient toutefois aucun gène humain et aucun stigmate embiotique, comme si la combinaison organique constituant les artefacteurs produisait, synthétisait ou usinait un nouveau matériel biologique, quelque chose évoquant vaguement une hélice d’ADN et d’ARN mêlés qui s’organisait toujours selon les mêmes arrangements. Il existait ou il avait existé des milliers de sympathes, ils se ressemblaient tous jusqu’au moindre enchaînement de nucléotides, cinq nucléotides, dont deux étaient absents du génome humain et deux autres étrangers à l’architecture génétique des AnimauxVilles.

Les sympathes étaient vivants, ni moins qu’un animal, ni plus qu’une infosphère, et ils manifestaient des émotions ou exprimaient des résultats d’équations sans qu’aucune des deux propositions soit décidable. Ils s’alimentaient de molécules que leur unique organe neuro-digestif transformait en particules, dont beaucoup n’étaient que des déjections et dont quelques-unes se chargeaient de messages empathiques. Leur intelligence n’excédait pas celle d’un brin d’herbe ; pourtant, par les ponts affectifs qui la liaient aux esprits humains, ils magnifiaient l’intelligence de ceux-ci en les apaisant. Les sympathes étaient une sorte de béatificateurs doux, poilus et tièdes, qui ronronnaient un bonheur parfaitement épanouissant. Pour leurs artefacteurs, il fallait les offrir très vite, sous peine de sombrer dans une extase perpétuelle qui s’achevait un sale matin dans le musée de Brumée.

Parce qu’il est plus facile de parler à un animal, même chimérique qu’à un brin d’herbe, Jdan avait donné un nom au sympathe. Il l’avait appelé : Borgia, et s’était promis de ne jamais s’adresser à voix haute à lui.

Borgia n’avait jamais manifesté que son apprentissage de l’empathie : de vagues ronronnements, une douce chaleur, quelques éclairs de tendresse. Depuis dix minutes, il ronronnait sans interruption, comme si Tachine avait enfoncé le bouton qui lui permettait de fonctionner à plein rendement. Avec la sérénité dont le sympathe le gavait, Jdan se redécouvrait une acuité et le vertige qu’elle entraînait. Il planta son regard dans celui de Tachine, debout devant lui, et plissa les yeux.

— Je ne sais pas si je dois me sentir flatté ou vexé, lâcha-t-il, mais je suppose que, pour toi, ce n’est pas très important. Que tu me parles de ta fille pour me parler de moi est toutefois assez inconfortable. Suis-je si immature ?

Par-dessus le bruit de l’eau moulant le corps d’Anaï Lenka, Tachine entendait si fort le ronronnement de l’embiote qu’elle ne pouvait pas se tromper sur l’état psychique de Jdan : il s’éveillait aux polypeptides que sécrétait son hypophyse ; sous peu, l’embiote libérerait des amphétamines dans son système nerveux central.

— Il y a longtemps que je ne considère plus ma fille comme quelqu’un d’immature, dit-elle.

— Tu as très bien compris ce que je voulais dire.

— Alors c’est toi qui ne m’as pas comprise. Je ne suis pas plus inquiète pour toi que pour ma fille. D’ailleurs, je n’ai pas à l’être et aucune compétence pour juger de ce qui vous convient. Et puis, c’est moi qui donne les leçons de civisme, tu te rappelles ?

Jdan grimaça.

— Quelle est la leçon du jour ?

— Que nous le voulions ou non, l’avenir de la Communauté va se jouer autour d’une supernova, au milieu d’une formidable partouze d’AnimauxVilles…

Jdan se redressa avec une telle vivacité que le sympathe manqua chuter de son épaule et que Tachine s’interrompit, bouche bée.

— Tu veux que je t’accompagne aux Retrouvailles ! Tu veux que… (Il s’étouffait presque, de stupeur, de rage irréfléchie et d’une gratitude involontaire qui redoublait sa fureur.) Tu essaies de me manipuler, tu… Jamais, tu m’entends ? C’est hors de question ! Je ne tolérerai pas… et, de toute façon, aucune Ville ne m’a proposé… Tu… Bordel, Tadj ! Fous-moi la paix ! Lâche-moi ! Casse-toi ! Laisse…

Dix secondes, le sympathe à moitié désarçonné avait cessé de ronronner, puis il reprit son office et Jdan retomba sur la margelle, l’œil effaré, le souffle aussi précipité que s’il sortait d’apnée, les tempes en sueur Tachine s’avança, s’accroupit devant lui et posa les avant-bras sur ses cuisses.

— Si je ne m’abuse, commença-t-elle doucement, tes poumons te brûlent et ton cœur tape à plus de cent cinquante. Je ne serais pas non plus étonnée que tu aies un voile devant les yeux et envie de vomir. Rien qu’un petit accès d’hypoglycémie, au demeurant, une légère défaillance de l’embiote.

Il avait encore blanchi et haletait. Tachine poursuivit sur le même timbre très calme :

— À vue de nez, je dirai que tu es un peu près du bout du rouleau. Évidemment, si tu réussissais à te malmener pour affaiblir suffisamment l’embiote, tu aurais une chance de t’éteindre bien avant de devoir lutter contre lui dans l’espoir d’échapper au Musée. La mort comme palliatif à la mort est certainement un exercice intéressant, mais c’est quelque chose de totalement irréaliste avec un sympathe sur l’épaule qui t’offrira toute la quiétude voulue pour que tu recommences à prendre soin de toi. Demande à Brumée : la moitié de ses statues ont partagé cinq ans l’existence d’un sympathe. Bref, et pour revenir à ce dont tu m’accuses, je veux bien reconnaître que je ne te regarderai pas crever d’un œil serein, quelle que soit la méthode pour laquelle tu opteras. Toutefois, si je te demande effectivement de transduire vers la supernova, c’est que, d’un point de vue politique, je te crois indispensable là-bas, que tu en profites ou pas pour te débarrasser de ton bestiau ronronnant. Maintenant, concernant les AnimauxVilles, j’en connais au moins deux qui, pour ne pas blesser ta susceptibilité, n’ont pas osé t’inviter aux Retrouvailles. Comme personnellement je me contrefiche de tes états d’âme, je le fais en leurs noms. Point.

Elle se releva.

— Tu m’excuseras, mais cet endroit me flanque le bourdon. Alors, étant donné que je ne tiens pas à rentrer chez moi, et si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais t’attendre dans ton appartement.

Il ne lui accorda pas même un regard. Elle tourna les talons et se dirigea vers la sortie du musée. Dans les allées, elle défia toutes les statues d’un regard mauvais.

« C’est à toi de jouer », adressa-t-elle à Brumée en franchissant le sas. « J’ai fait mon boulot, fais le tien. »

La Ville se contenta de lui renvoyer un soupir.

 

Etoiles Mourantes
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